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Dans son salon, Aïcha Doucouré, 21 ans, contemple les vestiges d’une vie mise en suspens. Au-dessus du téléviseur trône la photo de mariage de sa sœur Hawa et de son mari, Oumar Sylla, connu sous le pseudonyme de « Foniké Mengué ». Il n’est pas réapparu depuis le 9 juillet. Ce soir-là, dans cette même pièce, un commando de militaires a arrêté son beau-frère ainsi que Billo Bah et Mohamed Cissé, deux militants du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), un mouvement de la société civile très critique de la junte au pouvoir en Guinée depuis septembre 2021.
« Vers 22 heures, alors que Foniké avait invité des camarades, un gendarme en civil a poussé la porte d’entrée. Il a braqué une arme sur moi et m’a demandé : “Le grand est là ?”, rapporte la jeune coiffeuse. D’un coup, les agents se sont multipliés dans le salon. Foniké protestait car ils n’avaient pas de mandat, alors ils l’ont traîné jusqu’à l’extérieur. Dehors, j’ai vu deux blindés des forces spéciales. C’est comme si on était en guerre. » Ibrahima Bah, le frère de Billo Bah, se trouvait face au domicile assiégé : « Jusqu’à tard, ça tirait à l’arme automatique pour disperser la foule et empêcher les gens de filmer. Un homme a été blessé au genou », se souvient-il.
Planté sur une colline de la banlieue de Conakry, le domicile de Foniké Mengué était devenu ces derniers mois un quartier général informel de la contestation. Le défenseur des droits humains en avait fait un lieu d’échanges sur la situation politique du pays. « Il y avait toujours du monde chez lui. Foniké aimait donner des conseils. Son kidnapping a choqué les jeunes. Certains étaient juste venus voir la finale de foot France-Espagne », relate une voisine.
Trois mois plus tard, où sont Billo Bah et Foniké Mengué ? Le ministère de la justice a dit ne pas avoir trace de leur incarcération. Mais pour les militants du FNDC, qui dénoncent un « enlèvement », les forces de défense et de sécurité sont derrière cette disparition. Ils se fondent pour cela sur le témoignage de Mohamed Cissé, libéré vingt-quatre heures plus tard avec des « côtes cassées ». Ses geôliers craignaient, selon lui, qu’il ne meure entre leurs mains. Son récit filmé et publié en ligne après son exfiltration du pays pointe d’importants officiers, certains des forces spéciales, l’unité que dirigeait le général Mamadi Doumbouya avant son coup d’Etat.
Selon Mohamed Cissé, après un passage à la gendarmerie du quartier de Hamdallaye, le convoi s’est arrêté au palais présidentiel. Puis les trois hommes auraient été transférés sur l’île de Kassa, au large de Conakry. « Dans les blindés, un homme nous demandait : “Qui vous finance ?”, puis il nous tapait, relate le militant, qui incrimine le pouvoir en place. Un autre a dit : “Vous voulez monter le peuple contre le régime. Vous allez regretter. On va vous arracher toutes vos dents”. »
« Nous sommes aussi préoccupés par leur disparition, conteste le porte-parole du gouvernement, Ousmane Gaoual Diallo. En Guinée, les disparitions sont hélas fréquentes. Dire qu’ils ont été enlevés par les forces de sécurité est un mensonge. Ils sont détenus quelque part, mais on ignore où et qui les détient. C’est sans doute une opération de communication de l’opposition pour jeter l’anathème sur le pouvoir. » Des dénégations inaudibles pour les cadres du FNDC. Inflexible sur le retour des civils au pouvoir, le mouvement dissous en 2022 apparaît comme l’une des dernières voix qui contestent sur place le maintien au pouvoir de la junte au-delà du 31 décembre, date de fin de la transition.
Ces derniers mois, les tensions au sein de l’armée et l’activisme d’Alpha Condé, le président déchu, ont laissé planer la crainte d’un nouveau putsch. Selon Mohamed Cissé, l’accusation a été récurrente durant sa détention. « Dans la cour du palais présidentiel […] on nous tapait et on nous demandait : “Avec qui vous collaborez à l’extérieur pour faire un putsch ?” », rapporte-t-il. « Le FNDC avait commencé à infiltrer l’armée, justifie un cadre du régime sans en apporter la preuve. Certains de ses cadres se sont alliés à Alpha Condé pour organiser un coup contre l’homme qui a réussi là où ils ont échoué face à Alpha. La trahison a un prix. »
Selon plusieurs sources, avant l’enlèvement, des mises en garde avaient été envoyées par la présidence aux leaders du FNDC. L’imam de la grande mosquée de Conakry, dont les militants étaient proches, a été sollicité. « Il a exhorté Foniké à calmer le jeu pour sa sécurité », affirme un responsable du mouvement. En vain.
« Il y a plusieurs mois, un homme est venu me voir pour convaincre Foniké d’accepter une offre du pouvoir. Il appelait devant moi des proches du président pour montrer sa proximité avec eux. Puis il a disparu avant de revenir dans le quartier le jour de l’enlèvement », relate Ibrahima Bah, le frère de Billo Bah. Aïcha Doucouré évoque d’autres visiteurs suspects, avant et après le rapt. « La veille, un homme a insisté pour rentrer chez nous et voir Foniké. Il disait qu’il était fan de lui et qu’il voulait prendre une photo. J’ai refusé. Le lendemain, un inconnu est venu me demander s’il y avait des caméras qui auraient pu filmer l’enlèvement. »
Depuis plusieurs années, Foniké Mengué était dans le viseur des autorités pour ses prises de position. Régulièrement invité dans les instances internationales de défense des droits humains, il alertait sur les dérives du nouveau régime. « Il y a quelques mois, à Paris, il nous a parlé de son projet de documenter les exactions du régime », rapporte Clément Boursin, responsable des programmes Afrique à l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT).
Pourtant, la relation entre Foniké Mengué et le régime militaire a d’abord été cordiale. Le 5 septembre 2021, quand Mamadi Doumbouya renverse Alpha Condé, il promet de restaurer la justice. A la tête de la transition, il fait libérer plusieurs prisonniers politiques, dont Foniké Mengué. Une opération de rapprochement est tentée avec cet entrepreneur agricole qui s’est révélé dans le mouvement de protestation contre les hausses du prix du carburant en 2018.
« Après le putsch, nous avons été reçus plusieurs fois par Doumbouya au palais. Il nous a dit qu’il avait achevé notre lutte contre Alpha Condé et qu’on devait le rejoindre, rapporte Sékou Koundouno, une figure du FNDC aujourd’hui en exil. On nous a proposé trois postes de ministres, deux de directeurs généraux. Nous les avons poliment déclinés. Quand on a repris les critiques, leur ton s’est durci. »
Malgré l’annonce de l’ouverture d’une enquête il y a trois mois, les avocats des disparus dénoncent le silence des autorités judiciaires. « A ce jour, il n’y a eu aucune enquête de police. Pourtant, les témoins ont identifié des éléments des forces spéciales et de la gendarmerie. La justice révèle son inaptitude à enquêter contre des individus qui se placent au-dessus des lois », déplore Halimatou Camara, l’avocate des familles.
Les proches des militants s’interrogent sur l’inertie du pouvoir pour collecter des preuves, notamment grâce à l’exploitation des caméras de surveillance. « Dans un Etat policier comme la Guinée, pourquoi le gouvernement n’interroge pas ces images s’il n’a rien à se reprocher ? », interpelle Hawa Djan Doucouré, l’épouse de Foniké Mengué.
Via la diaspora, le FNDC tente de mobiliser les partenaires internationaux. L’ONU estime désormais qu’il y a de « fortes craintes d’exécution extrajudiciaire » des deux militants à la santé fragile. Washington a également dénoncé leur enlèvement. Paris reste en revanche silencieux sur cette affaire qui éclaire d’une lumière crue la transition engagée par le général Doumbouya.
« La France se tait car ce régime ne lui tourne pas le dos pour la Russie. Elle renie ses valeurs et cela ne peut créer un sentiment antifrançais inexistant en Guinée », déplore Sékou Koundouno. Il espère que le dossier rebondira en France, où vivent les épouses des deux disparus. Elles y ont porté plainte contre le président Doumbouya, ex-légionnaire français. Le 27 septembre, le député Aurélien Saintoul (La France insoumise) a quant à lui déposé une proposition de résolution pour la création d’une commission d’enquête sur les relations diplomatiques et sécuritaires entre Paris et la junte guinéenne.
Aïcha Doucouré, elle, vit à Conakry avec la peur des représailles. Elle dit être menacée depuis qu’elle a publiquement témoigné. « Au téléphone, on m’a dit : “J’espère que tu vas fermer ta bouche. Tu sais que ton témoignage est parti jusqu’à la présidence ? Toi, en tant que femme, si on te prend on va t’utiliser [violer].” Je ne me sens plus en sécurité ici », conclut-elle.
Coumba Kane (Conakry, envoyée spéciale)
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